Texte publié dans le dernier livre de Dominique Guyaux :
« Du cuit au cru, guide de la transition alimentaire » (Médicis 2022).
Par Dominique Guyaux
Longtemps, bien trop longtemps à mon goût, ma pensée est restée verrouillée à l’idée que l’odorat était la seule et unique clé sensorielle capable de nous guider vers une alimentation parfaitement adaptée à nos besoins.
C’était une erreur : le goût a aussi son mot à dire dans l’histoire. Je l’ai compris voici deux ans, mais ce n’est que cet été que j’ai pu prouver scientifiquement la validité de cette hypothèse, lors d’une évaluation sensorielle réalisée avec 22 personnes et 13 légumes différents. J’en profite pour remercier Orianne Duffy qui m’a accompagné sur le chemin de ce recadrage théorique d’une grande importance quant à la pratique, comme vous le constaterez bientôt par vous-même.
Trêve de préliminaires, entrons dans le vif du sujet. L’idée a germé en moi lorsque j’ai pressenti un lien, une relation, entre la respiration rétro-nasale[1] et une situation alimentaire relativement courante chez les personnes qui mangent cru en se servant de leur système sensoriel pour sélectionner leurs aliments. De nombreux comportements alimentaires sont concernés par cette question : les cueilleurs, les collecteurs (instinctos), ceux qui pratiquent la crusine ou encore ceux qui se font des jus divers.
Vous êtes chez vous, vous n’avez pas pu faire les courses depuis plusieurs jours et, dans votre cambuse de permanents[2], il ne reste plus que quatre légumes un peu fatigués. Pas très engageants et soit ils sentent mauvais, soit ils ne sentent rien. Vous êtes dans le cas où les molécules volatiles captées par olfaction directe n’apportent pas suffisamment d’informations aux bulbes olfactifs pour que le cerveau puisse prendre une décision. Sale affaire… car c’est un piège : la frustration risque de s’accumuler et c’est parti pour une petite salade composée bien maquillée de sauces aguichantes, si ce n’est pire…
On m’a souvent fait remarquer qu’avec mes 15 légumes frais proposés durant les 3 jours de stage d’initialisation sensorielle que j’anime, il était facile de trouver quelque chose qui vous régale mais que les conditions du stage n’avaient rien à voir avec les réalités de la vie de tous les jours. Autrement dit, la théorie c’est bien gentil mais, à la maison, c’est une autre histoire… qui ne résiste pas à l’expérience de la faim.
J’étais bel et bien confronté à un hic théorique.
Pourtant, la situation alimentaire dont je viens de parler ne me semble être ni une absurdité ni une incongruité liée à notre contexte moderne. Nos ancêtres cueilleurs[3], ayant vécu de – 7 millions d’années à – 2,5 millions d’années, ont dû être, eux aussi, confrontés à ce genre de situation de restriction et l’évolution a logiquement dû faire quelque chose ; trouver un truc comme une deuxième clé sensorielle qui prendrait le relais lorsque la clé olfactive ne trouve pas de porte à ouvrir, une clé capable d’ouvrir des portes plus secrètes, en quelque sorte.
C’est là que la rétro-olfaction entre dans la danse.
Les molécules volatiles qui se dégagent d’un aliment natif[4] sont transportées jusque devant l’épithélium olfactif par voie ortho-nasale, c’est-à-dire par la respiration, avant d’être traitées par le bulbe olfactif et analysées par le cerveau.
Une fois en bouche, la mastication permet de mélanger l’aliment à la salive et ce sont les molécules issues de ce mélange qui vont se présenter devant l’épithélium olfactif en passant par la voie rétro-nasale pour être ensuite analysées par le cerveau.
En fait, nous nous trouvons dans un laboratoire de biochimie avec quelqu’un qui tente de percer les mystères de la composition d’un aliment en le soumettant à des manipulations biochimiques. Autrement dit, les informations révélées par voie rétro-nasale sont tout à fait différentes de celles délivrées par voie ortho-nasale.
Cela étant, la séquence sensorielle de l’ingestion d’un aliment montre que l’olfaction et la gustation n’ont pas la même fonction :
- si l’odeur d’un aliment attire par voie ortho-nasale, c’est pour inciter à mettre l’aliment en bouche afin de procéder à son analyse approfondie ;
- si le produit de la mastication attire par voie rétro-nasale, c’est pour inciter à ingérer cet aliment.
Mais si la première clé sensorielle ne dit rien, ni que ça sent bon, ni que ça sent mauvais, elle ne vous aura ouvert la porte d’aucun aliment et vous resterez sur votre faim alors que vous pourriez très bien sortir votre deuxième clé sensorielle pour tenter d’ouvrir une porte secrète non perçue par l’odorat.
Ainsi, lorsque vous vous retrouvez avec vos quatre légumes fatigués, qui ne sentent rien ou qui sentent mauvais, au lieu de vous consoler avec une salade maquillée, vous aurez tout intérêt à faire appel à cette deuxième clé sensorielle pour tenter de sortir de cette impasse.
Mais attention, pas question d’avaler, sous peine de perturber profondément l’analyse du légume suivant. Il vous faudra donc procéder au si joliment nommé : goûter/cracher… Et si l’un de vos légumes vous attire par son goût en bouche, alors qu’il avait laissé votre odorat indifférent, n’hésitez surtout pas à vous faire plaisir, sans artifices…
Pour autant, ça c’est la théorie et, comme toute théorie, on doit pouvoir en mesurer la portée par les chiffres. C’est la raison pour laquelle j’ai mis sur pied une procédure permettant de récolter ces données en profitant d’une évaluation sensorielle réalisée cet été auprès de 22 stagiaires dont je vais vous décrire le déroulement avant de vous parler de la méthode mise en place pour tenter de savoir si cette hypothèse tenait la route ou non.
Tout d’abord, comment se déroule une séance d’évaluation sensorielle ?
Premier point, une séance se met en place avec un certain nombre d’aliments natifs et appartenant à la même catégorie de disponibilité naturelle. C’est dire : soit uniquement des permanents (essentiellement des légumes), soit uniquement des saisonniers (fruits ou noix), soit uniquement des aléatoires (protéines animales de terre ou de mer, ou sucres très concentrés). C’est un impératif, car les appels sensoriels pour ces différentes classes sont très variés et, si vous vous amusez à faire une évaluation sensorielle en mettant en compétition des légumes et des fruits, c’est quasiment sûr que les fruits vont gagner.
Deuxième point, pourquoi avoir choisi la catégorie des permanents pour réaliser cette expérience ? Pour la simple et bonne raison que les appels sensoriels pour cette classe alimentaire sont les plus faibles de toutes les catégories d’aliments composant notre plage alimentaire. Et pour cause, ils sont omniprésents et accessibles toute l’année[5]. Nos besoins peuvent donc être couverts en permanence. Sans parler du fait que les permanents sont associés à des arrêts sensoriels forts qui nous poussent à aller voir derrière la colline. C’est juste une histoire de « curiosité sensorielle », dont l’importance est liée à la disponibilité naturelle des aliments. Plus c’est rare, plus on est curieux ; plus c’est présent, moins on s’y intéresse. D’où les difficultés que rencontrent les parents qui veulent faire manger des légumes à leurs enfants dans un contexte culinaire, même à grands coups de maquillages, de combines et de chantages : « Tu auras du gâteau si tu finis tes haricots verts. »…
Voilà pourquoi avoir choisi les légumes : ce sont eux que nous devrions avoir en permanence sous la main, le nez et la bouche, et dans un état de fraîcheur toujours optimal (pas comme la vieille botte de carottes fanée qui hante votre cambuse en période de disette).
Or donc, voici une rangée de 22 stagiaires assis en ligne avec un bandeau sur les yeux, à qui je vais demander d’attribuer une note olfactive (et purement olfactive, par conséquent mémoire et visuel hors course) à chaque aliment que je vais leur passer sous le nez. Cette note pourra aller de -10 à +10. La note de 0 correspond à un aliment qui ne sent rien, celle de +10 à une félicitée sensorielle inouïe et celle de -10 à une odeur immonde, une horreur incarnée.
Nous voilà alors à enregistrer sur un tableau les réponses de nos stagiaires. Une fois tous les légumes évalués et notés, c’est l’heure du bilan : pour chaque stagiaire, nous repérons la ou les meilleures notes. S’il n’y en a qu’une, ce sera la bonne. S’il y en a deux ou trois très proches, nous les départagerons par la technique du flairage alternatif[6] et chacun pourra se régaler.
C’est ainsi que nous procédons avec toutes les catégories d’aliments (permanents, saisonniers et aléatoires) pour réaliser la carte d’identité sensorielle de chaque stagiaire. Ce faisant, habituellement, compte tenu de l’offre alimentaire proposée, tous trouvent chaussure à leur pied et personne ne se préoccupe des aliments dotés d’un zéro.
Cet été, nous sommes allés plus loin : l’objectif étant d’évaluer ces aliments à zéro par la technique du goûter/cracher, nous avons analysé le tableau des notes et sélectionné tous les stagiaires ayant mis un zéro à au moins un aliment. Pour respecter les conditions de la situation alimentaire décrite plus haut, c’est-à-dire « plus rien ne sent bon », nous avons demandé à nos stagiaires d’attendre avant de se ruer sur l’aliment qu’ils venaient de sélectionner et de procéder à cette évaluation des zéros à jeun.
Nous avons noté les 62 réponses de cette évaluation en goûter/cracher et les chiffres ont parlé très fort : l’évaluation sensorielle gustative a permis à 67 % des personnes de trouver leur bonheur parmi des aliments qu’elles avaient jugés sans intérêt en évaluation sensorielle olfactive (voir les résultats détaillés en fin d’article). Sans cette deuxième clé sensorielle, toutes seraient restées sur leur faim. Or, rester sur sa faim quand on mange cru, c’est ouvrir une porte vers de nombreuses dérives. D’où l’importance de ce recadrage théorique, qui se présente dès lors comme une petite révolution dans le monde de l’alimentation sensorielle.
L’approche sensorielle comprend bien deux clés sensorielles majeures : celle de l’olfaction ortho-nasale et celle de l’olfactogustation rétro-nasale. Donc, sentir, oui, mais si rien ne sent bon, il faut absolument goûter pour avoir une chance de découvrir une pépite cachée parmi quelques légumes fanés…
Avant de terminer, je dois vous parler d’une publication scientifique relativement récente (2017) qui a mis à jour l’existence de récepteurs olfactifs fonctionnels sur la langue des mammifères[7]. Avant de parler de leur découverte, les auteurs rappellent déjà que :
« Des études récentes ont montré que les récepteurs gustatifs et olfactifs sont exprimés dans tout le corps et servent de capteurs chimiques dans plusieurs tissus… ».
Mais ce que leurs travaux permettent d’avancer n’avait jamais été démontré auparavant :
« Nous rapportons ici que les récepteurs olfactifs sont exprimés fonctionnellement dans les papilles gustatives. Nous avons trouvé l’expression de récepteurs olfactifs dans les papilles gustatives de souris … /… Ces résultats fournissent la première preuve directe de la présence de récepteurs olfactifs fonctionnels dans les cellules gustatives des mammifères. Nos résultats démontrent également que l’intégration initiale des informations gustatives et olfactives peut se produire dès les cellules réceptrices du goût. ».
Cette publication ajoute une deuxième raison de faire confiance à son goût, au-delà des performances de la gustation que permet la rétro-olfaction dont nous avons parlé dans cet article.
Manger cru sans utiliser la deuxième clé sensorielle revient à conduire sans jamais regarder dans ses rétroviseurs. Bon, quand on ne sait pas qu’on a des rétroviseurs, passe encore, mais maintenant que vous savez la rétro-olfaction, il serait bien ballot de ne pas vous en servir. Et ce, quelle que soit votre façon de manger cru : jus, salades composées, crusine, alimentation vivante et même l’hypotoxique du Dr Seignalet. Toutes ces approches peuvent effectivement profiter des deux clés sensorielles pour servir le cap de la vie ; de votre vie et de la vie de ceux que vous aimez et que, dès lors, vous pourrez nourrir autrement que par le hasard de votre inspiration.
Analyse statistique des résultats de l’étude « Goûter/Cracher » (2019)
Évaluation sensorielle olfactive initiale
Nombre de participants : 22
Nombre d’aliments différents soumis à une évaluation sensorielle olfactive : 13
Nombre total de relevés : 286
Nombre de « zéro » olfactifs : 62
Évaluation sensorielle gustative des « zéro »
Nombre total de relevés : 62
Relevés positifs : 39, soit 67 %
– dont 25 entre 1 et 5, soit 64,1 %
– et 14 entre 6 et 10, soit 35,9 %
Relevés nuls : 5, soit 8 %
Relevés négatifs : 18, soit 29 %
– dont 13 entre -1 et -5, soit 72,3 %
– et 5 entre -6 et -10, soit 27,7 %
[1] La voie rétro-nasale fait communiquer la cavité buccale avec l’épithélium olfactif.
[2] Permanents : classe d’aliments très accessibles et disponibles à longueur d’année.
[3] Le cueilleur est le comportement alimentaire fondamental de la lignée homo (le deuxième étant le collecteur et le dernier le culinaire).
[4] Un aliment natif est un aliment qui n’a subi aucune transformation et qui est présenté à la consommation tel qu’on peut le trouver dans la nature.
[5] Sous les tropiques où le parcours évolutif de notre lignée a passé la majeure partie de son temps et où notre système sensoriel s’est façonné.
[6] Le flairage alternatif est une technique qui permet de départager deux aliments en compétition.
[7] Mammalian Taste Cells Express Functional Olfactory Receptors. Bilal Malik, Nadia Elkaddi, Jumanah Turkistani, Andrew I Spielman, Mehmet Hakan Ozdener. Chemical Senses. 2019 May 29;44(5):289-301. doi: 10.1093/chemse/bjz019.
3 Responses
bonjour Dominique .
Voici ce que mon expérience m’avait déjà appris :
quand j’avais été à Montramé (centre d’instinctothérapie ) , j’avais pour la première fois rencontré les durians et à l’odorat , ça ne sentait pas grand chose et comme c’était la première fois que je voyais des durians , on m’avait conseillé donc de les goûter afin de mettre mes papilles avec cet aliment que mon corps n’avait encore pas rencontré, ce que je fis et finalement ça avait un bon goût de tarte à l’oignon améliorée et finalement , je me suis bien régalé ( ceux qui ont déjà mangés des durians me comprendront et il ne serait pas étonnant que cela en fasse saliver plus d’un ) .
Récemment comme je sentais mes différents fruits et que rien ne sentait bon mais que j’avais deux beaux ananas qui me narguaient depuis quelques jours , bien qu’ils ne sentaient rien , je me suis dit , je vais les goûter et puis on verra bien , et bien finalement j’en ai mangé un entier tout en me régalant .
Comme quoi , on va de progrès en progrès et c’est tant mieux car il y a tant de choses encore à découvrir et à expérimenter pour notre bien et celui de tous .
Merci Dominique pour ton travail et ta perséverance , amitiés, Philippe .
Les petits enfants – si on les laisse faire – mettent dans la bouche pour savoir s’ils vont manger ou pas. Et crachent allègrement à la seconde si ça ne leur plait pas. Plus que le seul flair (plutôt un outil permettant d’écarter ce qui ne convient pas et de faire une pré-sélection d’attirances ?), le combo « flair + mise en bouche conjointe » de ce qui plait ou est neutre au premier abord, est possiblement l’approche la plus ancestrale, naturelle, intuitive, et donc efficiente. -?-
🙂