Révélations sur la régression psychique de l’humanité

Essai sur « La régression Psychique de l’humanité »

Introduction

Dans cet essai nous allons voyager dans les temps anciens de la petite enfance. L’homme a commencé à explorer l’espace et le fond des océans, mais le grand voyage dans les profondeurs du temps psychique de notre propre espèce n’a pas encore commencé. Cette approche visionnaire de la nature humaine a été rendue possible grâce au travail réalisé dans le mémoire de fin d’étude du diplôme EPHE que j’ai passé en 2015 :

Du cru au cuit : une histoire des conduites alimentaires dans la lignée Homo
Du cuit au cru : une prospective sanitaire issue du passé

Les réflexions qui vont suivre reposent entièrement sur ce travail. Autrement dit, pour en percevoir toute la cohérence, il sera nécessaire d’en avoir préalablement pris connaissance (version grand public : « L’éloge du cru », Guyaux 2016, Editions Medicis). Ce travail a mis à jour l’existence d’un paradigme culinaire profondément ancré dans toutes les consciences des habitants de notre planète. Mais pour déboulonner un paradigme, il est impératif de pouvoir le remplacer par un autre système permettant de répondre à plus de questions, d’expliquer plus de faits et de situations, et ainsi de gagner en cohérence. Tout comme il est nécessaire d’apprendre à dessiner des lettres avant d’écrire des mots, je tiens à préciser qu’une bonne connaissance des fondements de l’alimentation crudivore sensorielle est nécessaire pour percevoir toute l’importance de ce texte.

Nous allons donc maintenant pouvoir décortiquer les mécanismes qui conduisent à la structuration du psychisme humain en prenant en compte l’impact de l’alimentation sur son instauration. Nous mettrons à jour l’existence de deux types de structurations, l’une naturelle, guidée par le crudivorisme sensoriel du cueilleur originel, et l’autre paradoxale, modelée par le paradigme culinaire en vigueur actuellement.

La quasi-totalité de l’humanité est assujettie au paradigme culinaire, le monde d’aujourd’hui en est le résultat direct, seules quelques rares microsociétés (peuples premiers) peuvent se targuer, si ce n’est de posséder un psychisme d’adulte, tout du moins de s’en approcher. Cependant, grâce à notre plasticité cérébrale et un peu de jugeote, il ne faut pas désespérer de voir un jour l’homme grandir et se conduire enfin comme un adulte responsable de la terre et de toutes les vies qui s’y épanouissent. Il est évident que cela prendra des dizaines d’années, mais la petite graine est plantée et ne cessera plus de grandir maintenant.

Les nourritures de la petite enfance du cueilleur originel de référence

 Commençons par le commencement, la vie d’un être débute par la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovule. A partir de ce moment, cet être doit évidemment se nourrir, et c’est par le placenta  de la mère qu’il y parvient. Durant neuf mois, le nouveau venu dépendra entièrement des mécanismes mis en place par l’évolution pour assurer sa survie et son développement jusqu’à sa naissance. Alors, le fœtus fait partie de l’organisme de la mère, qui lui apporte ce qu’il lui faut grâce à un organe extraordinairement sophistiqué appelé « placenta ». Alors, mère  et enfant sont en état de connexion biochimique et énergétique total.

Après sa naissance, le nouveau né poursuivra son développement grâce au seul lait de sa mère, dont il est cette fois physiquement séparé. C’est durant cette phase de développement, dite phase lactéale, que les nourritures placentaires sont donc remplacées par le lait maternel. La composition de cet aliment évolue dans le temps en fonction du stade de développement de l’enfant : le lait des premiers jours n’a rien à voir avec celui du deuxième mois d’allaitement. Le lait maternel est donc toujours parfaitement adapté aux besoins de l’enfant, qui en est en retour toujours comblé. Pour lui, il s’agit d’une nourriture inconditionnelle ; s’il a faim, ce sera forcément ça ou rien et ce, quels que soient ses besoins en période d’allaitement strict. La seule question qui se pose, se pose en terme de quantité, absolument pas en terme de qualité. Il en a été ainsi pendant des millions et des millions d’années.

La phase de transition

 Au début de la période d’allaitement, cette alimentation le comble parfaitement, mais ses besoins se diversifient au fur et à mesure de son développement. Des divergences apparaissent entre les besoins de l’enfant et la réponse que la mère peut y apporter avec son seul lait. L’enfant pourra par exemple souhaiter consommer plus d’ananas que sa mère ne peut lui en apporter par sa propre consommation. Un jour, le lait maternel « parfumé » avec ce fruit ne lui suffit plus : dans les bras de sa mère, la vue de l’ananas, l’odeur de l’ananas, la main de l’enfant se tend et agrippe le morceau d’ananas que la mère destinait initialement à sa propre bouche. Tôt ou tard, s’il en a la possibilité, l’enfant tendra spontanément à compléter son alimentation lactée afin de combler les carences croissantes induites par la divergence de deux destins biologiques en phase d’individualisation. Lorsque l’alimentation lactéale prend le relais de l’alimentation placentaire, c’est avec une efficacité qui décroît donc avec le temps, obligeant ainsi l’enfant à acquérir son autonomie alimentaire progressivement et en deux temps.

Tout d’abord, il commence à éprouver le besoin de compléter ou de diversifier son alimentation. Il va donc être confronté à la réalité physique des aliments et non plus à leur image lactée. Il va donc pouvoir s’ajuster à leurs propriétés organoleptiques, tant au niveau comportemental que physiologique. Il s’agit en fait du calage sensoriel de l’individu à sa plage alimentaire.

Ce premier ajustement à l’organisme ne suffira cependant pas pour faire de lui un adulte fini. Un deuxième ajustement, cette fois relatif à la connaissance du milieu prodiguant ces ressources, pourra seul lui permettre d’acquérir quelques années plus tard son autonomie totale d’adulte. Il s’agit cette fois du calage écologique de l’individu à son environnement.

Ces deux calages, comme nous allons le voir ci-après, vont être déterminants quant au troisième calage, le calage psychique, or c’est ce calage qui est censé faire de lui un adulte abouti. La structuration du psychisme d’un individu en devenir est donc le résultat d’un long processus qui commence chez le fœtus et se termine à l’âge adulte, ou jamais si les conditions de son instauration sont biaisées.

Ceci étant dit, reprenons : à l’issue de la période lactéale, qui dure environ trois ans chez homo sapiens, l’enfant originel, celui qui nous a légué son patrimoine génétique, est censé avoir acquis la capacité de s’alimenter de façon à répondre le plus précisément possible aux besoins de son organisme avec des ressources alimentaires issues de son environnement naturel. Mais pour être autonome au niveau de son approvisionnement, il lui faudra encore attendre quelques années.

Cette phase, la phase lactéale, peut être considérée comme une phase de transition entre deux modes successifs de gestion des ressources alimentaires. Le premier correspondant à la période de dépendance totale de la petite enfance, avec l’alimentation placentaire et l’alimentation lactéale exclusive, et le deuxième à la période d’indépendance de l’adulte autonome dans le cadre du crudivorisme sensoriel originel (cueilleurs et collecteurs). Fondamentalement, ces deux modes d’alimentation sont donc très différents : à la dépendance du premier correspond une approche mentale affirmative et inconditionnelle, et à l’indépendance du second correspond une approche mentale interrogative, et donc conditionnelle cette fois.

Psychisme de lait et psychisme d’adulte

Il existe une multitude d’espèces animales qui passent successivement par plusieurs types d’environnements dans leur cycle de vie et donc aussi par plusieurs modes d’alimentation parfois très différents. Lorsque ce changement est important, il s’accompagne généralement de certaines modifications morpho anatomiques (mues). Au sein même de notre espèce, par exemple, on observe une première dentition, la dentition de lait, qui correspond à la phase lactéale du développement, et une dentition définitive correspondant à la phase adulte. Par analogie, on peut parler de psychisme de lait et de psychisme définitif ou adulte.

Cette phase de transition fait donc partie du développement normal d’un organisme comme le nôtre qui doit passer d’un monde de certitudes associé à la dépendance totale de la petite enfance, au monde d’incertitudes de l’adulte vrai, indépendant et autonome (notons qu’il est ici question d’une autonomie relative à la gestion de la fonction alimentaire, pas à son approvisionnement). Il s’agit d’un mécanisme naturel, d’une transition qui s’amorce lorsque l’individu commence à prendre son autonomie alimentaire, et qui s’achève lorsqu’il est capable de se frayer un chemin dans la plage alimentaire de l’espèce omnivore à laquelle il appartient.

Ces processus tout à fait naturels s’accompagnent de bouleversements importants au niveau du cerveau qui est alors en pleine phase d’élaboration. En effet, le psychisme ne se structure pas dans le vide, il se structure en interaction dynamique étroite avec le vécu de l’individu (plasticité cérébrale[1]). La structuration du psychisme est en quelque sorte « calibrée » par ce vécu et ce vécu dépend étroitement du degré de dépendance de l’individu. Ainsi, en passant du stade de dépendance totale au stade d’indépendance, l’individu change de réalité et donc forcément aussi de vécu. Alors, un autre calibrage s’instaure, et c’est à ce moment-là que l’individu doit se forger sa vie d’adulte, ou plutôt son psychisme d’adulte, celui qui lui servira jusqu’à la fin de ses jours.

Ce n’est pas la transition qui fait l’adulte vrai, mais c’est elle qui lui permet de le devenir. Cette transition fait elle-même partie d’un enchaînement de processus étroitement imbriqués entre eux et dépendants les uns des autres. Si le calage sensoriel et/ou le calage écologique sont perturbés durant leur instauration, le calage psychique le sera alors lui aussi forcément.

Le calibrage sensoriel

Pour bien comprendre comment cela se met en place, revenons un instant sur nos pas. Comme nous l’avons déjà souligné, les besoins du fœtus sont étroitement couverts par les ressources délivrées par le placenta de sa mère. Simultanément, des milliers de neurones se forment jour après jour dans le cerveau. Parmi eux, seuls ceux qui trouveront une activité ou une « raison d’être » en connexion avec d’autres neurones au sein d’un réseau, seuls ceux-là seront retenus, les autres dégénèreront et disparaîtront (darwinisme cellulaire). Dans le cas particulier des neurones olfactifs, la « raison d’être » en question est liée à la présence ou à l’absence de certaines odeurs spécifiques à chaque type de récepteur.

Une étude déjà citée a montré que les récepteurs olfactifs qui se formaient en présence d’odeurs correspondant à leur programmation génétique étaient capables de mieux les reconnaître ultérieurement. Intuitivement, on pressent qu’un mécanisme d’initialisation, dépendant d’informations délivrées par l’environnement, conditionne l’efficacité de tels récepteurs. Les neurones olfactifs qui se seront formés durant la grossesse seront en quelque sorte préprogrammés et pré câblés à la naissance de l’organisme. Préprogrammés en fonction des odeurs ayant pu lui parvenir par le placenta durant la grossesse, et pré câblés car déjà intégrés à un réseau de connexions en relation étroite avec tous les autres réseaux du cerveau. Notons au passage que les neurones qui se formeront ultérieurement se programmeront et se câbleront avec des données plus riches et plus diversifiées.

Durant la phase lactéale, les câblages existants se précisent donc au niveau de l’odorat grâce à la perception directe des odeurs, ils se connectent aussi au câblage visuel, et ils se précisent encore ensuite au niveau du goût lors des premières expériences gustatives ne transitant pas par le lait maternel : l’odeur, la vue, le goût et la texture. La carte d’identité de l’aliment est complète.

Mais pour que le calibrage sensoriel soit complet, et permette à l’adulte de répondre au mieux à ses besoins, le petit d’homme devra « calibrer » toute une gamme de signaux, associés à chacun de ses aliments, devant lui permettre d’en réguler la consommation ; de l’attirer irrésistiblement (appel sensoriel) ou de le repousser sans discussion possible (arrêt sensoriel). Pour mémoire, c’est le système des besoins internes, dont nous sommes tous dotés, qui informe le bulbe olfactif des odeurs à privilégier, à éviter ou à fuir en jouant sur le plaisir associé à leur consommation.

Plusieurs années seront nécessaires pour mener à bien cet apprentissage, car les ressources alimentaires de chaque saison devront défiler plusieurs fois avant que l’individu en ait mémorisé suffisamment pour aborder naturellement son sevrage. Il est important de souligner que ce calibrage sensoriel est censé se produire en bas âge, lorsque la plasticité cérébrale est importante. Quand un adulte culinaire décide de s’initier à l’alimentation sensorielle, il devra faire un effort très important pour désapprendre une multitude d’automatismes, de réflexes conditionnés et de raisonnements tous aussi paradoxaux les uns que les autres.

Le calage écologique

Concernant le calage écologique, il ne peut se faire que si l’enfant a vu défiler tous les aliments de sa plage alimentaire sous ses yeux et sous son nez plusieurs fois dans son enfance. Et c’est bien ce qu’il se passe dans les premières années où, saison après saison, naturellement bien blotti dans les bras de sa mère, l’enfant aura assisté à tous ses repas en direct. En effet, sa tête n’étant jamais très loin des seins de sa mère, quand elle porte un aliment à sa bouche elle est obligée de passer près de la tête de son enfant et donc de son nez. Plus tard, il mémorisera aussi des lieux, des formes d’arbres et d’aliments, et des circonstances  particulières associées à une abondance extra-ordinaire (périodes de maturité).

Le calage psychique

Maintenant que nous visualisons un peu mieux le processus, essayons d’en dégager les implications au niveau du psychisme d’un individu en développement qui doit passer d’un mode affirmatif (dépendance), fondé sur l’équation : j’ai faim = le lait de maman est toujours bon, à un mode interrogatif (autonomie), cette fois fondé sur une toute autre équation : j’ai faim = Je m’interroge. Ou plutôt : je cherche en interrogeant mes sens et en écoutant mes sensations.

Dans un cerveau en plein développement, des sillons psychiques correspondants à chaque mode de gestion des ressources alimentaire se creusent successivement. Un premier réseau de connexion se met en place durant la phase affirmative (alimentation placentaire et lactéale stricte) autour de l’équation : j’ai faim = lait maman toujours bon. Ce sillon correspond à un état de dépendance total, mais transitoire. Pour entrer dans la vraie vie, il va devoir acquérir son deuxième psychisme, le définitif ; le premier étant son « psychisme de lait ».

Un deuxième réseau de connexions commence donc à se mettre en place lorsque les besoins de l’enfant ne sont plus exactement comblés par le lait maternel. Une nouvelle structuration du psychisme doit s’organiser autour de la deuxième équation : j’ai faim=je m’interroge. Il s’agit maintenant d’un être qui, petit à petit, doit se prendre en charge sous peine de dépérir de malnutrition. Ce deuxième réseau de connections constitue le substrat sur lequel toutes les expériences ultérieures viendront s’écrire durant sa vie d’adulte et autour duquel tous les sillons ultérieurs se grefferont en surimpression.

On ne saurait sous-évaluer l’importance de ces premières expériences de vie, car dans le futur, chaque fois qu’un individu sera confronté à une situation pouvant se traduire en termes de plaisir et de déplaisir, il fera appel au schéma de référence qu’il se sera élaboré durant cette phase de transition alimentaire et psychique. S’il a pu suivre le cours naturel des choses, son psychisme se sera structuré sur un mode interrogatif, c’est-à-dire que l’individu abordera toutes les situations liées de près ou de loin au plaisir suivant l’équation : j’ai faim (de plaisir) = je m’interroge et je cherche. Par contre, s’il est doté d’un psychisme de lait et qu’il est resté bloqué sur le mode affirmatif, toute sa vie d’adulte, il suivra l’équation de sa petite enfance (fœtale et lactéale stricte) : j’ai faim = je veux et je prends, sinon, je pleure et fais une crise de nerf jusqu’à ce que j’obtienne satisfaction). Plus tard, cette équation deviendra : j’ai faim = je veux et je prends, de force s’il le faut.

 Récapitulation et prospectives

Nous voilà donc avec deux conclusions à nous mettre sous la dent :

– le psychisme humain se structure une première fois (psychisme de lait) pour répondre aux contraintes liées à la dépendance de la petite enfance, puis une deuxième fois (psychisme d’adulte) suivant un autre mode de structuration afin de répondre aux besoins de l’adulte indépendant ;

– les processus sous-jacents à ces deux structurations successives sont entièrement calibrés par des paramètres et des événenents naturels très précisément imbriqués (calage sensoriel et calage écologique).

Il est important d’avoir en tête toutes les conditions nécessaires à la mise en place de ce psychisme d’adulte pour prendre la mesure des conséquences paradoxales engendrées par leur non-respect :

1- les ressources alimentaire de la mère doivent être consommées natives ;

2- elles doivent être naturellement distribuées (disponibilité déterminée par l’environnement) ;

3- l’allaitement ne doit pas être volontairement interrompu avant l’heure ;

4- les nourritures accessibles à l’enfant durant la période de transition doivent elles aussi être naturellement distribuées (ou tout du moins suivant un plan qui s’en approche).

Que l’une ou l’autre de ces conditions fasse défaut, et c’est tout le processus qui est remis en cause, avec à l’arrivée un résultat qui n’a plus rien à voir avec la norme psychique originelle. Alors, l’individu sera condamné à conduire toute sa vie d’adulte avec un psychisme bloqué au stade infantile. Mais la vie est ce qu’elle est, et une volonté inconditionnelle ne peut que conduire un tel adulte à vouloir éternellement prendre ses désirs pour des réalités. Ce qui le conduira immanquablement à vivre de déception en déception en les collectionnant.

Ayant intégré le pourquoi et le comment de l’instauration de cette norme, nous allons maintenant tenter de dégager quelques éléments de réflexions concernant les conséquences engendrées par l’interruption du développement normal du psychisme humain.

Depuis que notre lignée est douée de conscience, ce sont des adultes aboutis qui peuplent la terre, ce qui nous fait remonter à plusieurs millions d’années dans le passé. En abandonnant son mode d’alimentation originel, l’homme a perturbé le développement normal de son psychisme. Un peuple différent a vu le jour sur la terre, un peuple constitué d’individus dotés de psychismes par définition immatures. Aujourd’hui, la quasi-totalité des adultes de la terre est dotée d’un psychisme d’enfant. Soit pour cause de lait maternel anormal (issu de ressources transformées), soit par l’absence de ressources alimentaires natives durant la phase de transition, ou leur substitution par des aliments transformés toujours bons. Ils ont tout ce qu’il faut pour devenirs des adultes, mais ils leur manque le mode d’emploi.

Pour mémoire, notons les limites de l’utilisation de laits de substitution provenant d’autres espèces de mammifères que la nôtre. En effet, même si d’aventure la chèvre ou la vache savaient faire un lait susceptible de combler parfaitement les besoins du petit de l’homme, ce qui n’est absolument pas le cas (cf. les laits maternisés), on ne peut imaginer un instant qu’une tétine en caoutchouc puisse, en terme de plaisir, se substituer impunément aux seins d’une femme allaitante. Or, le plaisir, et ses caractéristiques, sont subtilement à la base de toute cette dynamique présidant naturellement à la structuration psychique de l’homo sapiens. Notons aussi que les bouillies pour bébé et autres petits pots sont des nourritures par définition inconditionnelles, car elles sont justement élaborées pour être inconditionnellement acceptées par le plus d’enfants possibles. Autrement dit, ces nourritures empêchent l’enfant d’acquérir son psychisme et son autonomie d’adulte en le maintenant dans l’état de dépendance inconditionnelle de sa petite enfance. De dépendance alimentaire et affective bien sûr.

A ce niveau de notre réflexion, il est aussi important d’invoquer l’universalité du phénomène culinaire et du psychisme qui lui est associé. De prime abord, on pourrait être tenté d’en déduire que c’est là la norme pour notre espèce, mais ce serait oublier que c’est en recouvrant la norme que le paradoxal s’achète une conduite. Pour parler de l’homme et de sa véritable nature, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion prenant en compte l’impact du comportement alimentaire sur l’évolution du psychisme de notre lignée.

Lorsque Freud à mis le doigt sur l’inconscient, le refoulement de l’Œdipe et la détresse de l’enfant[2], il s’est trouvé directement confronté à cette situation. Et c’est certainement une des raisons qui l’ont conduit à théoriser et, par là même, à normaliser un paradoxe qui, en réalité, n’est apparu que récemment dans l’histoire évolutive de notre lignée.

La réalité, c’est une propension à vouloir prendre tous ses désirs pour des réalités, à vouloir tout consommer et tout posséder inconditionnellement, sans jamais être comblé parce qu’il se trompe de cible : le désir de plaisir ne peut remplacer le plaisir juste, indexé à une fonction. Cette réalité s’inscrit parfaitement dans le schéma psychique de la dépendance infantile d’une époque où tout besoin se traduisait par son assouvissement quasiment assuré dans un ravissement de plaisirs multiples. A tous les coups et tous les jours.

 Structuration psychique infantile

manque => besoin => assouvissement inconditionnel => plaisir inconditionnel

En début de vie les besoins sont simples et naturellement faciles à combler. Là, l’équation a effectivement des solutions, et elles sont faciles à appliquer (lait et amour maternel).

A l’âge adulte, c’est une toute autre équation qui occupe les devants de la scène :

Structuration psychique adulte

manque => besoin

=> interrogation ou recherche conditionnelle en interaction dynamique avec l’environnement

=> assouvissement conditionnel sans une attente quelle qu’elle soit, et donc sans déception non plus

=> plaisir juste, car biologiquement indexé.

Les solutions sont moins évidentes, mais pour répondre aux besoins diversifiés, complexes et en perpétuel changement, cette formule est infiniment mieux adaptée que la précédente. On peut souligner et opposer le caractère tout à fait « simpliste » et donc terriblement limitant de la structuration psychique affirmative : désir, ici de manger, satisfait par une action bien précise et stéréotypée, ici obtenir le sein, et celui beaucoup plus subtil, complexe et ouvert de la structuration interrogative.

Affronter le monde des adultes avec un psychisme d’enfant par définition irresponsable, comme nous l’avons déjà souligné, ne peut conduire qu’à une insatisfaction quasi permanente. Les deux modes d’approche ne sont  pas interchangeables en toute innocence, tant pour l’individu, que pour la société toute entière dont il est le forgeron.

Conclusions

 Le désir de plaisir, le plaisir pour le plaisir, la soif d’argent et de pouvoir peuvent dès lors être considérés comme des déviations, comme des pathologies comportementales résultant de psychismes bloqués à un stade infantile de leur développement. Autrement dit, sur un plan strictement anthropologique, force nous est de considérer l’homme actuel comme un être psychiquement sous-développé. Or, toutes les grandes civilisations de l’histoire de l’humanité ont été élaborées par des hommes et des femmes dotés de tels psychismes. Et j’ose à peine évoquer les religions qu’ont pu engendrer ces adultes infantiles. La nostalgie du paradis perdu n’est pas tombée du ciel comme ça. Après ce que nous venons de voir, force nous est d’admettre que le paradis en question est un paradis « de l’homme vrai », de l’homme psychiquement adulte, dans toute son unité et dans toute sa complétude. Et ce « paradis », il est vu par l’homme infantile, par l’homme au programme de développement psychique interrompu.

Lorsque l’adolescent est sur le point de devenir un adulte vrai, « un grand », aussi admirable que les « vrais grands » qui sont originellement censés l’entourer à cet âge, et qu’il n’a pas pu acquérir la structure psychique adaptée à cet état de l’être abouti, on comprend que ça puisse le perturber. Car il sent le Dieu qui est en lui, tout en sachant aussi qu’il en est coupé et que la « tournure d’esprit », le psychisme définitif, n’est pas là. Il sent bien aussi que ce n’est pas une question de temps, que si lui ne change pas quelque chose, rien ne changera tout seul. C’est la crise de l’adolescence, qui passe généralement par une phase de rébellion plus ou moins importante, suivie d’une capitulation fréquemment à contre cœur.

Peu importe les dizaines ou les centaines de milliers d’années qui nous séparent du paradis conjoncturel dans lequel nous nous sommes élaborés. La notion de paradis perdu prend sa source dans l’homme lui-même, dans l’interruption anormale de son programme de développement psychique. Une séquelle, une cicatrice qui ne peut pas se refermer. L’homme, amputé de la part de divinité inhérente à sa complétude, a besoin de la religion pour supporter le caractère paradoxal de son état.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sujet, mais ne nous dispersons pas : nous voilà finalement conduits à parler de la grande régression infantile de l’humanité et de ses conséquences. Car à force de laisser la culture se mêler d’une nature biologique dont elle est loin d’avoir compris toutes les finesses, la mère nature en vient à se rebeller. Ou plutôt, l’homme commence à prendre la mesure de sa rébellion : la santé de notre planète et de milliards d’animaux et de végétaux, et la santé physique et morale de milliards d’êtres humains, c’est tout cela qui est en jeu derrière cette régression psychique généralisée.

La course poursuite entre la science, toutes disciplines confondues, et l’accroissement des désordres engendrés par ce bug est lancée depuis quelques temps, certes, mais tant que les causes profondes dont nous venons d’esquisser les contours ne seront pas prises en compte par les instances dirigeantes de nos sociétés, un énorme doute subsistera quant à l’ampleur de la facture qu’il nous faudra probablement payer un jour.

Bien déprimant tout ça, de réaliser que vous vous êtes égarés sur une planète peuplée d’individus psychiquement immatures et avec lesquels vous ne partagez par le même sens du monde, de la vie et de l’amour.

Et bien non, la réalité n’est pas que ça, pas que, la réalité c’est aussi qu’en comprenant, vous vous démarquez de ce peuple de substitution. En comprenant l’alimentation crudivore sensorielle, en comprenant le cueilleur et sa pensée (son psychisme), vous devenez un ambassadeur du peuple originel de la terre. Si petite que puisse être votre contribution à la réhabilitation de la véritable nature humaine, ce sera un magnifique cadeau que vous ferez à vous-même, certes, mais aussi à ce peuple d’égarés, et enfin à la terre elle-même…

Bref, manger cru, le plus possible et le plus sensoriellement possible sans pour autant renier son histoire, c’est déjà un peu marcher pieds nus sur la terre sacrée.

Dominique Guyaux

[1] Adult-Born and Preexisting Olfactory Granule Neurons Undergo Distinct Experience-Dependent Modifications of their Olfactory Responses In Vivo. Sanjay S. P. Magavi, Bartley D. Mitchell, Oszkar Szentirmai, Bob S. Carter, and Jeffrey D. Macklis. The Journal of Neuroscience, November 16, 2005.

[2] Freud parle précisément de « hilflösigkeit », dans le sens d’une détresse infantile et de béance qui permet le désir.


Texte publié dans « Du cuit au cru » par Médicis Éditions (2022)

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Dominique Guyaux

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19 Responses

  1. j’ai lu l’éloge du cru je ne vous imaginais pas « avancé » autant dans la cogitation vu que nous avions un point commun la « maladie – sep »
    mon chemin reste plus centré sur l’alimentation et si je peux le qualifier de dérive ou plutôt de continuité de cheminement, je découvre par l’application le jeûne, qui aussi demande d’éloigner les cogitations 🙂
    mais un plaisir de voir votre blog vivre 😉

  2. J’ espere que ces travaux et ces recherches puiissent être connues du plus grand nombre. Surtout de ce qui peuvent toucher des publics capables de divulger à leur tour. Je pense entre autre à l’ Association Nationale Education Prenatale (ANEP ). Car si les jeunes couples seront au courrant ils fotrmeront déjà une nouvelle génération d’humains au psychisme mature.
    .

  3. En matière de psychologie, Freud est loin d’être une référence fiable, sorry. Pour quelqu’un qui cherche à avoir une démarche scientifique rigoureuse, avant de le citer, vaudrait mieux prendre soin de lire un livre comme « le livre noir de la psychanalyse », par exemple, ou au moins regarder « les déconvertis de la psychanalyse », sur dailymotion.
    Et je ne doute pas que l’impact de l’alimentation sur le psychisme et son développement soit considérable, seulement on ne peut pas tout réduire à l’alimentation. Quand on regarde le mode de vie de certains peuples premiers, il n’y a pas que leur alimentation qui est différente. Par exemple il vivent la plupart du temps sur le sol: pas dans des immeubles, pas sur de l’asphalte, des pavés, du plancher flottant…, il ne portent pas de baskets ni de tongs (à l’origine, hein), s’ils portent des chaussures ce sont des chaussures traditionnellement en cuir, pas en plastique, ça leur permet de pratiquer au quotidien un truc qu’on appelle la connexion à la terre (mise à la terre sur le plan électrique), earthing ou grounding en anglais. Il existe des publications scientifiques sur ce sujet (alors que celles sur la psychanalyse, on les attend toujours! 😉 ). Voir le site du Earthing Institute.
    Ces peuples utilisent aussi souvent des substances médicinales qu’on a diabolisé en Occident, qu’on appelle « drogues » ou psychédéliques ou hallucinogènes, et que les chercheurs qui s’intéressent au sujet appellent aussi « enthéogènes » ou « entactogènes ». Ils ont entre autre la réputation de rendre leurs consommateurs plus sensibles à ce qu’on appelle l’écologie, plus réceptifs à leur environnement, plus empathiques… « Faites l’amour pas la guerre », tout ça tout ça… La recherche sur les « psychédéliques » foisonne. Voir les site de l’asso américaine Maps, de l’institut Heffter ou de la fondation Bekley et/ou le bouquin du Dr Olivier Chambon « La médecine psychédélique ».
    Si l’on veut vraiment faire de l’anthropologie, pour essayer d’être vraiment objectif, il me semble qu’il s’agit de prendre en considération toutes les variantes, pas juste celle qu’on maîtrise le mieux.
    Alors bonne continuation sur le chemin!

    1. Bonjour Caroline,
      Vos commentaires sont assez désarmants car ils ne concernent absolument pas mes propos. Rien que la première phrase est déjà très déroutante car je n’ai jamais dit que Freud était une référence, je souligne justement le pourquoi de ce que je pense être une erreur dans son approche : « Et c’est certainement une des raisons qui l’ont conduit à théoriser et, par là même, à normaliser un paradoxe qui, en réalité, n’est apparu que récemment dans l’histoire évolutive de notre lignée. » Et partant de ce que je n’ai pas dit, vous balancez à tour de bras de façons agressive.
      De même, où et quand ai-je tout réduit à l’alimentation? J’ai juste apporté une pierre à un édifice que je n’ai jamais remis en question. Vient ensuite une suite d’arguments pèles mêles n’ayant aucun rapport avec ce que j’ai pu écrire. Et vous terminez encore en balançant méchamment.
      Bref, vous savez des choses, c’est indéniable, mais vous semblez surtout vouloir vous faire valoir et donner des leçons quitte à déformer les propos de votre interlocuteur.
      Alors, de grâce, je ne vous souhaite pas une bonne continuation sur ce chemin aussi stérile que blessant et qui ne vous grandit pas…
      Bien cordialement,
      Dominique Guyaux

  4. Ouah ! Remarquable, exceptionnel, fantastique travail, que vous avez fait là cher Dominique. Vous avez mis le doigt sur un gros truc 😊. Recevez ma plus profonde gratitude pour cet éclaircissement, pour cette « pièce énorme » au « puzzle » de ma vie, de mes recherches personnelles…
    Force est de constater qu’avec des personnes comme vous, et il y en a de plus en plus, merci, l’humanité devrait se rappeler qui elle est vraiment, afin que reconnecté à notre soi individuel divin, nous nous reconnections au soi collectif qui nous fera reprendre conscience de notre unicité avec le TOUT pour retrouver ce paradis « perdu » dont vous parlez… Encore Merci cher Dominique.

  5. Très interessant, d’autant que ça coïncide « très étrangement » avec des reflexions personnelles que j’avais sur des patterns récurrents du psychisme de mes contemporains, sauf quelques uns isolés sans que je comprenne trop pourquoi. Je pense notamment à la capacité de se réjouir réellement pour quelqu’un qui est plus riche / plus heureux / plus chanceux que soi-même. La grande majorité sont envieux, certains de ceux-là cherchent même à « subtiliser », mais rare sont ceux qui se réjouissent simplement pour l’autre, sans aucune arrière-pensée. Cela collerait effectivement assez aux frustrations d’un psychisme infantile. Je vais mener un peu mon enquête sur quelques cas particuliers de ma connaissance, afin d’essayer de savoir comment ils ont été nourris bébés.
    Piste à suivre, je pense !
    Merci !

    1. Oui, Leslie, belle piste, mais il y en a une autre, celle des personnes qui pratiquent l’alimentation sensorielle depuis plusieurs années, car plus la pratique est proche de celle du cueilleur et plus la résilience psychique s’opère rapidement. Belle journée…

  6. Bonjour,
    Je trouve votre réflexion intéressante, mais comme l’a soulevé Caroline, je pense qu’on peut légitimement se demander si l’alimentation à elle seule peut justifier la philosophie de vie actuelle de la majeure partie des êtres humains.
    Par ailleurs, j’ai lu un excellent ouvrage qui s’appelle « Le bug humain » et qui explique de manière très scientifique les tendances principales de l’espèce humaine (recherche de pouvoir, de plaisir à moindre coût, etc), je vous le recommande vivement d’autant qu’il y a peut-être des croisements qui peuvent être effectués entre votre approche et celle de l’auteur (Sébastien Bohler).
    J’ai également lu votre mémoire, je trouve vos travaux sur le crudivorisme sensoriel passionnants et porteurs d’un regard nouveau, cohérent et « logique » sur l’alimentation de l’être humain. Je suis également en train de lire vos livres, peut-être aurons nous un jour l’occasion de nous rencontrer.
    Salutation amicales !

  7. j’ajoute ma voix aux commentaires éclairés : merci Dominique pour le partage de ces réflexions *fondamentales*

  8. Merci Dominique. Cet article ajoute une réelle profondeur à la pratique de l’alimentation sensorielle. Je trouve que cette attitude interrogative amène à développer notre capacité d’adaptation, notre humilité. C’est comme réapprendre a être en relation avec le monde. Je suis plutôt fière d’être une ambassadrice en chemin vers cette nature humaine originelle.
    Gratitude
    Lucie

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